Directeur du Festival d’Art Lyrique d’Aix-en-Provence depuis 2007, Bernard Foccroulle, liégeois d’origine, partage maintenant son existence entre Bruxelles et le Sud de la France après avoir dirigé La Monnaie pendant 15 ans, de 1992 à 2007, et participé activement à la création d’Ars Musica en 1989. Organiste à la discographie riche et dense, de la Renaissance au contemporain, il mène son travail de compositeur au plus proche de son époque, investi des histoires qui la nourrissent et la diversifient :
Il me semble qu’un des enjeux nécessaires et des plus passionnants aujourd’hui est de créer des formes de dialogue et d’échange entre les civilisations, pour que la culture occidentale écoute et accueille les cultures traditionnelles, loin de tout rapport dominant/dominé ou d’exotisme récupérateur. J’ai très envie d’intégrer à mon travail de compositeur des matériaux d’autres cultures, ce que j’ai peu pratiqué jusqu’à présent dans ma propre écriture. En revanche, j’ai fait quelques concerts avec le chanteur palestinien Moneim Adwan, qui vit aujourd’hui à Aix. Je l’avais invité à la Monnaie en 2006 et depuis 2008 il dirige à Aix le chœur Ibn Zaydoun qui se consacre à la musique arabe. Nous avons exploré ensemble la dimension interculturelle de l’improvisation et de la création. J’aimerais aujourd’hui la développer dans l’écriture musicale.
LE DÉSIR D’UN DIALOGUE INTERCULTUREL
Dans la création musicale, théâtrale ou chorégraphique, ce qui me touche le plus manifeste souvent une capacité de dialogue entre les cultures. Alors que la musique occidentale s’est aventurée très loin dans les raffinements d’écriture (parfois à la limite du réalisable), il me paraît important de revenir à l’oralité et à l’improvisation.
Lorsque Jean-Paul Dessy m’a commandé une pièce pour les 50 ans de Musiques Nouvelles, j’ai décidé de travailler en ce sens à partir de berceuses des Comores. Il y a à Marseille une très importante communauté comorienne dont la plupart des familles ont gardé des liens avec leurs îles d’origine, proches de Madagascar. Le Festival d’Aix a mené un projet passionnant avec un certain nombre de femmes et d’enfants autour de berceuses recueillies parmi leurs traditions. Leurs textes, axés sur la transmission, sont bien plus dramatiques que ceux des berceuses occidentales censées endormir les enfants ; ils portent la mémoire des événements des villages, de leurs souffrances, des massacres qui y ont été perpétrés… Leur musique modale est très belle ! Nous avons présenté le 11 mai 2012 à Marseille et le 13 à Aix un petit spectacle vraiment magnifique, avec une vingtaine de participants, dont huit femmes, leurs enfants, quelques adolescents d’autres familles, deux musiciens du London Symphony Orchestra et trois jeunes musiciens provençaux. Cela m’a donné envie de revenir sur cette matière et de la traiter musicalement, sans texte et pour un petit effectif : quelques cordes et quelques vents. J’y travaillerai en août et si nécessaire terminerai à l’automne.
DE COMPLICITÉS EN COMPAGNONNAGES
Les festivités des 50 ans de Musiques Nouvelles invitent Bernard Foccroulle à se promener dans un passé musical relativement proche, fertile en rebondissements auxquels il a très souvent participé :
C’est essentiellement à Liège que j’ai eu l’occasion d’entendre puis de participer aux concerts de Musiques Nouvelles. J’avais 18 ans. La vie musicale liégeoise rayonnait de dynamisme et de vivacité. Henri Pousseur donnait cours de composition au Conservatoire, Pierre Bartholomée dirigeait l’ensemble, Philippe Boesmans composait et animait différents groupes… Je me souviens avoir participé à des concerts hors-normes, comme le Midi-Minuit : un moment très « pousseurien » d’utopie musicale. A chaque étage et dans chaque salle du Palais des Congrès se donnaient des concerts très différents, toutes portes ouvertes et sons mêlés ! C’était assez neuf que toutes les musiques tentent de trouver des points de rencontre. Un an plus tard, il y a eu Stravinsky au futur, au Musée de la Boverie. J’ai suivi ces projets à la fois comme spectateur et jeune étudiant du Conservatoire. Je suis devenu assez rapidement proche des musiciens de l’ensemble. Je terminais mes études et j’ai pu participer à différents concerts liés à des œuvres d’Henri Pousseur ou de Philippe Boesmans…

Quatuor Daleth : Georges-Elie Octors, Bernard Foccroulle, Marc Hérouet et Georges Deppe (c) Archives du Centre Henri Pousseur
Je n’intervenais pas à Musique Nouvelle de façon aussi suivie et régulière que Walter Boeykens ou les Kuijken qui étaient quasi incontournables. L’orgue et le synthétiseur étaient plus marginaux. Cependant, nous avons créé vers la fin des années 1970, Georges-Elie Octors, Marc Hérouet, Georges Deppe et moi, un quatuor de synthétiseurs : le Quatuor Daleth. Ce fut une aventure passionnante sur le plan humain et artistique, mais au résultat extrêmement limité, truffé de problèmes techniques parfois désastreux. Lors d’un concert à Flagey, qui reposait sur la spatialisation du son, quelqu’un avait débranché les hauts-parleurs arrière ! Cela nous a quand même permis de vivre un compagnonnage à quatre dans l’exploration de synthétiseurs encore très artisanaux, pour l’essentiel analogiques et monodiques – j’avais un synthétiseur biphonique, ce qui était une avancée considérable ! Georges-Elie Octors et moi avons depuis lors développé une relation personnelle très amicale. Nous nous sommes retrouvés à La Monnaie autour du travail d’Anne-Teresa de Keersmaeker et d’Ictus.
GESTES
Le 6 décembre 2012, Musiques Nouvelles sortira chez Cypres un coffret de 6 CD consacrés à 25 compositeurs de la Communauté Française, dont l’enregistrement de Gestes (1985) pour trois clarinettes, trois cuivres et cinq percussions sous la direction de Georges-Elie Octors.
A cette époque, j’étais surtout actif en tant qu’organiste. Je donnais des concerts, enregistrais et faisais beaucoup de musique contemporaine en solo ou en petits groupes. J’enseignais l’analyse musicale au Conservatoire et je m’impliquais beaucoup dans les Jeunesses Musicales… La composition, avant la Monnaie, n’était pas encore vraiment au centre de mes préoccupations. Chaque année cependant, j’écrivais de petites pièces pour orgue, viole de gambe, etc. Gestes est ma première pièce pour un ensemble un peu plus important. Je m’intéressais alors à retrouver une forme de communication avec le public. Je reste préoccupé par la médiation entre création et participation du public. Beaucoup de concerts de musique contemporaine n’étaient plus fréquentés que par un public très réduit. Je me souviens même d’un concert de l’ensemble, à Lille, où il n’y avait pas le moindre auditeur ! J’étais à l’époque particulièrement impressionné par la dimension gestuelle de certaines pièces de Stockhausen (Momente, par exemple), de Berio (les Sequenzas pour instrument seul, Sinfonia, etc.) ou de Ligeti. Une gestualité qui tient à la fois de l’élan, l’impulsion, la continuité et la rupture. Le geste s’oppose peut-être à l’abstraction que la musique contemporaine a parfois poussée jusqu’à l’extrême.
Pour être sincère, ne l’ayant pas réécoutée depuis très longtemps, je ne suis pas sûr que Gestes soit une pièce tellement… gestuelle ! En tout cas, cette pièce a été pour moi une sorte de laboratoire.
Depuis la fin de mes études au Conservatoire, je me sens très concerné par la lisibilité d’une pièce et la possibilité qu’elle offre au public de s’approprier un univers sonore qui n’est pas celui du quotidien. Inviter les compositeurs à faire un pas au-delà de leur bulle me tient à cœur. C’est pour cette raison que je me suis investi dans les Jeunesses Musicales dans les années 1985-1990, et que j’ai pris ensuite la direction de la Monnaie ? Je n’étais pas prédestiné à devenir directeur d’opéra… et je travaille toujours ces questions au Festival d’Aix.
Propos recueillis par Isabelle Françaix