Jean-Pierre Peuvion a dédié la onzième édition de Musica Intima, festival qu’il mène tambour-battant à Liège au Salon Mativa, à John Cage, rappelant ses exaltantes paroles : « Que l’Art retrouve sa fonction de changer la conscience, pour nous ouvrir à l’Expérience, à la Vie même ! » On y croise le jazz évolutif de Charles Loos, les Unanswered Questions de Charles Ives, Philippe Boesmans, Baudouin de Jaer, André Hodeir… Le clarinettiste s’enflamme aussitôt qu’il en parle, toujours motivé dans chacun de ses choix par une pratique ouverte et curieuse des voies de la modernité (« improvisation composée », « compositions improvisées », créations de chansons élaborées, rap de haut vol…) qu’il rassemble de préférence sous l’expression « champ contemporain » plutôt que sous l’emblème trop restrictif à son goût de « musique contemporaine ». Cette puissante conviction a marqué fortement sa direction de l’Ensemble Musique Nouvelle de 1989 à 1993 : « Il faut libérer les interprètes. Il n’y a aucune raison de les cantonner dans un rôle de reproducteurs de partitions, aussi formidable que cela puisse être, quand existent des formes ouvertes propices à libérer leur créativité ! »
DÉCLOISONNER LE CHAMP DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE
Dès 1962, l’Ensemble Musique Nouvelle s’est créé autour d’une forme ouverte : Répons, d’Henri Pousseur, qui évoluait aléatoirement en fonction des initiatives du public et des réactions des musiciens. Les formes ouvertes sollicitent et prévoient la créativité des interprètes. Les recherches d’Henri Pousseur en ce domaine et l’intense foyer de réflexion et de création qui animait Liège à cette époque m’y ont attiré en 1972… et j’y suis resté.
Je suis arrivé à Liège par hasard pourtant, en voyant une petite annonce au Conservatoire de Paris : « Concours pour une place de clarinette solo à l’Opéra de Wallonie » ; j’ai ouvert un Atlas car je me demandais où cette région se trouvait précisément !… J’ai risqué le concours. Sur 80 candidats, j’ai été retenu et j’y suis resté sept ans !
Je savais qu’il y avait à Liège une grande école de jazz : Jacques Pelzer, Bobby Jaspar , René Thomas… un domaine qui m’a toujours passionné mais dans lequel , comme praticien , je me sens inapte . C’est étrange. Mon fils aîné, Basile, y excelle en revanche, comme s’il avait reçu en héritage un peu de ce dont je rêvais…
Un jour que je passais un diplôme de musique de chambre, Henri Pousseur (dont j’adorais la partition qu’il avait écrite pour la naissance de son fils en 1958, semée de choix annonçant la forme ouverte : Madrigal 1 que j’ai enregistré par la suite), m’a entendu jouer une de ses pièces. Il était emballé, d’autant que le clarinettiste de Musique Nouvelle, Walter Boeykens, était appelé par une carrière classique. Une place se libérait à laquelle je me suis retrouvé et tout de suite senti à l’aise. Je ne voulais pas retourner à Paris ni même intégrer l’Intercontemporain : il y avait à Liège un vent de liberté et de pensée socio-esthétique qui me soulevait. Nous faisions de la musique non seulement parce que nous savions jouer, mais par militantisme ! Nous croyions profondément à l’urgence de décloisonner le champ de la musique contemporaine : il nous fallait flirter avec le jazz, expérimenter les formes ouvertes, trouver une pensée qui innerve et nourrisse notre parcours musical, qu’elle soit spirituelle, sociale ou mystique. L’esthétisme pur ne peut pas changer la vie ….
UN COMPAGNONNAGE MILITANT
Georges-Elie Octors et moi avons fait de grandes choses ensemble sous sa direction de 1976 à 1988. Nous nous complétions. Tandis qu’il dirigeait les Domaines de Pierre Boulez, je menais Les Éphémérides d’Icare d’Henri Pousseur, une forme ouverte où 20 musiciens improvisent à partir de codes.
Le public de musique contemporaine de Bruxelles a donc été formé – pour une part en tout cas – par des Liégeois, notamment par Musique Nouvelle ! Nous étions les éclaireurs de l’Atelier Sainte-Anne où nous menions de fantastiques expériences : des solos, du théâtre musical, des classiques, des créations… Musique Nouvelle était également un ambassadeur de la création belge grâce à des tournées en Italie ou au Québec, où nous jouions Philippe Boesmans, Jean-Louis Robert, Pierre Bartholomée, Henri Pousseur… Avec Jean-Louis Robert, nous allions dans les campagnes en même temps qu’à Donaueschingen et compagnie. Nous militions pour une nouvelle société où la culture circulerait librement entre tous. Ce doit être ma fibre pédagogique foncière : j’aime initier. Aujourd’hui encore, j’introduis les concerts au Salon Mativa en privilégiant les liens pluridisciplinaires. Je refuse d’isoler la musique.
CHANGER LA CONSCIENCE
Après un an en Australie, de 1988 à 1989, où il a obtenu sur concours une place de professeur de clarinette au Conservatoire de Perth, Jean-Pierre Peuvion décide de rompre son contrat de deux ans, certes emballé par des conditions de vie paradisiaques mais déçu par l’étroitesse des choix musicaux et le peu de respect auquel ont droit les Aborigènes : Pour un concert dans une salle semblable à Bozar , j’ avais milité pour qu’un aborigène , fantastique joueur de Didjeridoo , se joigne à notre Quintette à vent – c ‘était une première ! – mais on m’ avait imposé le port du Queue de pie (en plus beaucoup trop étroit pour moi ! ) et de jouer debout , alors que l’aborigène jouait jambes croisées , torse nu et grimé ! Ce fut la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.
De retour en Belgique, j’ai pris la direction de Musique Nouvelle que Georges-Elie Octors était sur le point de quitter. Je n’ai jamais pris de cours de direction
d’ orchestre, mais j’ai toujours eu le goût de diriger des formations « de chambre » , dès lors que j’étais passionné par telle ou telle pièce , et qu’il me semblait que j’avais quelque chose de particulier à dire , sinon j’ai invité différents chefs !
J’avais envie de programmer des « génies » ! Un génie, c’est fascinant parce qu’ incompréhensible…. ! J’étais fou de Giacinto Scelsi et le suis toujours. J’ai passé une semaine chez lui après avoir créé une de ses pièces pour clarinette solo (Preghiera per un ombra) au Festival de Saintes. Pour le concert du 30ème anniversaire de Musique Nouvelle, j’ai programmé I Presagi de Scelsi, Zodiaque de Stockhausen ( une forme ouverte particulière ) et le Concerto de chambre de Berg.
Outre bien sûr Henri Pousseur, Pierre Bartholomée et toute la mouvance « liégeoise » – mes Maîtres permanents ! – J’ai eu l’occasion de travailler avec John Cage, qui loin d’être un provocateur, était un sage, Olivier Messiaen, Giacinto Scelsi, Horatiu Radulescu …. Ces grand créateurs aident à vivre … si jouer n’aide pas à changer notre conscience, à quoi cela sert-il ? La virtuosité pour elle-même cache presque un effet de bêtise.
Mozart , Schumann , Brahms… n’en restent pas moins mon miel essentiel : ne pas y revenir, c’est courir le risque de perdre le son, le phrasé subtil… et cette disposition spéciale de l’âme…
Et puis, il y a des sources bien plus lointaines encore auxquelles je suis très sensible. Souvent, je dis que je joue de la musique contemporaine pour mieux me souvenir ! J’adhère à cette conviction qu’avait Horatiu Radulescu qu’il existe des ponts de nostalgie entre les millénaires, et que plus nous allons vers le futur, plus nous nous approchons du sacré ancestral…
Il me semble qu’il faut s’y prendre comme cela dans le rapport aux étudiants, au public. Par ce « raccordement » au monde. C’est l’enjeu. Je n’ai jamais connu d’échec à partager des choses qui semblent plus ardues : si la ferveur soutient un jeu maîtrisé et rigoureux, tout le monde peut être touché, enfants, paysans, ouvriers… comme le public des salles de concert !
Je tenais à ce que le passé discographique très riche de Musique Nouvelle – éparpillé – soit repris par un label unique. Nous avons édité deux albums : Traverser la forêt, grande cantate d’Henri Pousseur, et le Pierrot Lunaire de Shoenberg chez Adda avant la soudaine faillite de ce label qui a tué le projet presque dans l’œuf. Le logo de Musique Nouvelle Liège étant un triangle inversé, j’avais demandé à Pierre Cordier de réaliser un chimigramme triangulaire pour les couvertures.
UN DÉPART CRÉATIF
En 1993, Jean-Pierre Peuvion quitte Musique Nouvelle qui parallèlement s’institutionnalise. Dès 1994, le premier contrat-programme de l’ensemble est signé sous la direction de Patrick Davin. Cette nouvelle configuration convenant moins à son tempérament, il retrouve la musique de chambre de façon plus libre. Une riche discographie en témoigne, dont un CD solo Takshasila ( Cypres), Naturel (Atma, Canada), un CD Nouvelles Musiques de Chambre-LIEGE, plusieurs albums consacrés à la musique de chambre de Pierre Bartholomée (Cypres)…
Le 10 mars 2013, Jean-Pierre Peuvion reprendra la direction de Musiques Nouvelles (au pluriel aujourd’hui) pour les festivités du cinquantième anniversaire de l’ensemble : Cinquante doigts pour cinquante ans, au Studio 4 de Flagey. Pour l’occasion, il jouera « Kya » de Giacinto Scelsi , pour clarinette solo et ensemble et dirigera / jouera « Icare apprenti » , forme ouverte pour ensemble indéterminé d’Henri Pousseur.
Propos recueilli par Isabelle Françaix
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