Adrien Lambinet – Fougueusement juste

Adrien Lambinet © Isabelle Françaix

Adrien Lambinet © Isabelle Françaix

À 33 ans, ce grand jeune homme mince au visage adolescent a déjà derrière lui 25 ans de pratique du trombone : un quart de siècle d’enthousiasme, de questionnements, de recherches et d’émotions intenses au fil de ses rencontres, opportunités et initiatives. Et pourtant, il suffit de s’entretenir trois minutes avec lui pour comprendre qu’il vibre à chaque instant comme à l’orée d’un nouveau projet, à la fois fébrile et joyeux, toujours en pleine recherche artistique et personnelle. Lecteur assidu de Baudelaire, emporté par le Livre de l’intranquillité de Pessoa, il écoute avidement ce qui l’environne, attentif aux émotions qui nous traversent, intensément honnête, fiévreux sans impatience, inquiet avec gourmandise.

En deux mots pleinement disponible ici et maintenant : « J’aime l’idée de chercher la justesse (…) c’est une façon d’être connecté au monde », dit-il dans un sourire !

Adrien, comment es-tu arrivé au trombone, cet instrument un peu insolite pour le grand public ?

C’est une histoire amusante. Je viens d’un petit village de Gaume, Meix-devant-Virton près d’Orval. Mes deux grands-pères jouaient dans la fanfare municipale du tuba baryton et mon père y était timbalier. La fanfare initiait aussi les enfants à la musique ; j’y ai donc appris la flûte à bec et le solfège pendant deux ans. A 8 ans, mon professeur m’a proposé d’essayer la flûte traversière : c’était une catastrophe ! Je n’avais aucun son, ça n’allait pas du tout ! Le chef de la fanfare, le tromboniste Jean-François Claisse, qui passait un soir chez mon grand-père pour boire une petite goutte, m’a fait essayer le trombone tout simplement et… je me suis senti bien tout de suite ! Six mois plus tard, en suivant ses cours, je jouais dans la fanfare. J’avais 8 ans et demi.

Qu’est-ce qui t’a décidé à devenir professionnel ?

J’avais 16-17 ans, j’aimais ça et je sentais que j’avais des dispositions musicales. Grâce aux fanfares, j’ai beaucoup appris à lire des partitions. J’en ai fait plusieurs ; je me sentais dans mon élément. Mes parents m’ont toujours encouragé à suivre cette voie tout en me mettant en garde contre les incertitudes financières d’un tel métier, car j’aurais aussi bien pu entrer à l’université. Cependant, mon parcours au Conservatoire n’a pas toujours été un long fleuve tranquille. Au bout de deux ans, je voulais tout arrêter. J’étais à Mons depuis 1997, perdu comme peut l’être un grand adolescent et j’ai failli me tourner vers une licence en informatique. Alain Pire, qui était mon professeur, m’a poussé à continuer, tout comme mes parents. J’ai donc entamé parallèlement, pour respirer, un graduat en informatique en cours du soir. Mais le goût de la musique revenait en force, et quand je suis arrivé au Conservatoire de Liège, j’ai été le seul de ma promotion à rater son mémoire en graduat informatique, pour l’obtenir à l’usure en troisième session ! Je suis toujours capable de programmer, ce qui m’est parfois utile. Mais l’appel de la musique a été le plus fort !

Adrien Lambinet (concert au BAM / Exposition Tal Coat © Isabelle Françaix

Adrien Lambinet (concert au BAM / Exposition Tal Coat © Isabelle Françaix

 Y avait-il une différence entre l’enseignement musical de Mons et de Liège ?

Mons était plus traditionnel et se tournait davantage vers les cuivres ; à Liège, j’ai eu la grande chance de côtoyer Jean-Pierre Peuvion et Garret List, qui ont été déterminants pour mon parcours musical. Ils ont une telle ouverture ! Ce sont des chercheurs, toujours à l’affût. Garret List donnait un cours d’improvisation libre de six heures par semaine : il nous lâchait dans le vide en nous encourageant à trouver en nous la matière créative. Jean-Pierre Peuvion sait comment révéler le potentiel de folie d’un musicien. J’ai suivi son cours de musique de chambre en élève libre pendant quatre ans. Il a le chic pour redonner la parole aux interprètes de musique savante, les encourageant à endosser leurs responsabilités face aux désirs d’un compositeur. À travers les formes ouvertes comme celles d’Henri Pousseur, il poursuit un idéal d’abolition des hiérarchies entre compositeur et interprètes. [NDLR : Icare apprenti, joué le 10 mars 2013 au Studio IV de Flagey lors du 50ème anniversaire de Musiques Nouvelles : CLICChaque musicien doit gérer la temporalité, le réseau de notes, les lignes mélodiques et leur harmonisation pour autant que soit respectée la continuité d’une même énergie.

Je fais beaucoup d’improvisation et j’adore ça : on se retrouve tout nu. Dans cette pièce, Jean-Pierre voulait que l’on improvise de façon très construite mais personnelle, sans essayer de communiquer entre nous. En assumant cela de manière « juste », comme disent les comédiens, c’est-à-dire « juste » avec toi-même et ton environnement, tout se passe naturellement, sans préméditation. C’est même un peu magique.

Adrien Lambinet © Isabelle Françaix

Adrien Lambinet © Isabelle Françaix

As-tu fait du théâtre ?

En 2000, j’ai passé une audition pour une pièce de théâtre jeune public, Le saut de l’ange au Théâtre Maât à Schaerbeek, dont le metteur en scène cherchait un tromboniste, une violoniste et une comédienne. J’ai rarement peur depuis que j’ai trouvé ma voie dans la musique, et j’ose facilement. Pendant l’audition, je me suis retrouvé sans trombone, à trimbaler une chaise d’un endroit à un autre, comme je le sentais… Je me souviens d’avoir mimé un escargot, la chaise sur le dos. Le metteur en scène a adoré. Il cherchait des musiciens classiques capables de jouer un personnage et d’être mis en scène. Nous étions des anges, papa trombone et maman violon, sur des trampolines dans un décor de nuages… Nous avons tourné pendant deux ans et demi plus de 120 fois en Belgique, au Canada, au Pays de Galles, au Portugal… Il n’y avait pas de texte mais un langage en onomatopées et en musique.

C’est là que j’ai découvert l’idée de justesse théâtrale, différente de la justesse musicale. Elle est autre selon l’endroit où l’on se trouve, le public face à nous, notre humeur, la réaction de notre partenaire… C’est une façon d’être connecté au monde.

A Liège, j’ai découvert la culture underground des petits lieux de concert ; les petites asbl pullulent un peu partout et organisent des jams (des « bœufs ») où les musiciens se rencontrent librement et improvisent généralement sur des standards… Je n’ai jamais étudié le jazz mais, en le pratiquant d’oreille, petit à petit j’ai acquis une manière d’improviser qui ne repose moins sur une grille harmonique (j’ai beaucoup de respect pour le be-bop de Phil Abraham mais je n’ai pas son savoir-faire) que sur un travail du son et de l’expressivité : l’harmonie y est présente comme toile de fond à ce que l’on désire communiquer, un peu comme chez Albert Mangelsdorff ou Rudy Valentine (le tromboniste de Carla Bley). J’aime ces sons « à l’arrache », peut-être moins en finesse mais plus organiques.

D’un diplôme de trombone tout à fait classique à ce goût prononcé pour le jazz et l’improvisation, comment es-tu arrivé en musique contemporaine ?

C’est Jean-Pierre Peuvion qui m’y a initié. Ce qui m’a plu immédiatement, c’est le travail sur le son : la recherche des couleurs et des sonorités ailleurs que dans l’harmonie et la mélodie. Bien sûr, il existe des musiques contemporaines intellectuelles que je joue avec un plaisir identique à celui du classique, mais celles que je préfère sont plus ouvertes à l’improvisation, à l’aléatoire. Elles sont très organiques, justement !

J’adore les partitions écrites cependant. Je suis fou de Romitelli ! J’ai découvert Scelsi… J’aime la musique qui me touche ! Celle de Victor Kissine, fabuleuse, garde aussi la mémoire populaire.

Adrien Lambinet (Concert au BAM / Exposition Tal Coat) © Isabelle Françaix

Adrien Lambinet (Concert au BAM / Exposition Tal Coat) © Isabelle Françaix

Comment es-tu arrivé à Musiques Nouvelles ?

Lorsque j’ai suivi les cours de Jean-Pierre Peuvion, j’ai remplacé Alain Pire, qui était tromboniste d’Ictus, dans une douzaine de productions de l’ensemble, et plus tard Roel Smedts à Musiques Nouvelles, jusqu’à devenir le tromboniste titulaire de l’ensemble en 2003 ou 2004. Aujourd’hui, seul Musiques Nouvelles m’attache à la musique contemporaine, tant je me suis diversifié depuis.

J’ai créé le duo Abysses avec ma compagne Aurélie Charneux qui est clarinettiste : c’était une sorte de laboratoire où nous expérimentions de nombreux genres musicaux. Nous nous sommes rencontrés à Mons et partis pour Liège en même temps. J’y suivais mon professeur Alain Pire et elle obtenait un temps plein à Eupen.

En 2005, nous avons fait notre premier concert avec Klezmic Zirkus aux Nuits nomades. C’était le projet d’Aurélie ; elle avait découvert la musique klezmer avec un quatuor de clarinettes à Mons… Nous avons très vite enregistré un premier disque et enchaîné avec un deuxième puis un troisième ! Nous avons travaillé avec David Krakauer, un des maîtres du klezmer le plus authentique. Le klezmer est la partie festive de la musique ashkénaze : les grilles d’accords sont simples, directes, mélancoliques et émouvantes. Nous ne faisons pas que des reprises, loin de là : Aurélie compose énormément et très librement, sans prétendre s’inscrire dans la tradition. Elle y apporte son propre ressenti.

Après avoir travaillé avec le Théâtre Maât [Cf : plus haut] et quasiment dans la foulée, j’ai participé à Infudibulum, un spectacle de la compagnie bruxelloise de cirque contemporain Feria Musica. Nous étions trois musiciens : trombone, vielle à roue et batterie, sur une musique d’Olivier Thomas. C’était aussi une recherche de la justesse entre la musique, riche d’improvisations, et l’action scénique.

Il y a trois ans, Garret List a créé Vivo!, un ensemble européen à géométrie variable, en réunissant une trentaine de jeunes musiciens. Il défend une « nouvelle musique populaire », sur base d’un répertoire varié qui inclut des plages d’improvisation. Les compositeurs sont des membres de l’orchestre, et depuis cette année, je participe à la direction de l’ensemble avec Garret. C’est très particulier, un de nos buts étant… de jouer sans chef, un peu comme un groupe de 25 musiciens ! Mais ça marche, et j’espère que Vivo! fera parler de lui à l’avenir. Il le mérite.

Quark est le plus récent de mes projets. Au début, c’était un quartet de jazz/musiques du monde avec un sax baryton (Grégoire Tirtiaux), un claviériste (Eric Bribosia) et un batteur (Alain Deval) et puis nous sommes restés à deux, Alain et moi. J’ai composé pour la première fois la plupart des pièces. C’est en commençant à travailler seul le son électronique que j’ai découvert cet univers. J’utilise un set de pédales d’effets avec mon trombone et je cherche… Les effets sont devenus partie intégrante de l’instrument. Nous venons d’enregistrer un cd qui sortira en septembre.

Comment envisages-tu la musique en 2013 ?

Nous vivons une époque paradoxale. Notre société occidentale nous fait croire qu’il faut consommer et posséder pour être heureux. Or, de plus en plus de gens avancent a contrario, avec l’envie de découvrir leurs émotions, leur corps et certainement (osons le dire)… leur âme. Je ne me considère pas attaché à une quelconque ; cependant je crois en quelque chose qui existait avant nous et nous survivra. Nous ne sommes jamais qu’une enveloppe corporelle dans laquelle notre âme existe et, si on lui en laisse l’occasion, tend à rechercher de la justesse.

Je crois que la musique contemporaine, comme la musique populaire et l’art en général doivent nous servir à redécouvrir ce que nous sommes en nous touchant. L’émotion nous reconnecte au présent et nous permet d’être plutôt que d’avoir.

En même temps, j’ai envie de rechercher l’émotion dans la simplicité. J’aimerais rendre hommage à Satie : c’est l’anti-sentimental par excellence, l’anti-postromantique allemand ! Les mélodies de Satie sont très directes tout en ayant un style incroyable, avec des intervalles ahurissants…

Adrien Lambinet © Isabelle Françaix

Adrien Lambinet © Isabelle Françaix

De quelles musiques te nourris-tu ?

J’écoute beaucoup de pop et de rock : Björk, Radiohead, Camille, Gainsbourg, Clarika, Sigur Rós, Bashung, Pink Floyd, Nirvana, Noir Désir, Arno, Robert Wyatt, Portishead… Et les symphonies de Beethoven, Mahler, Bartók… J’aime Berio. En jazz, j’aime Thelonious Monk, Bill Frisell, Louis Sclavis, Billie Holliday, Carla Bley, bien sûr Miles Davis, mais je suis fou de Charles Mingus ! J’aime vivre la musique, quelle qu’elle soit, et plus intensément encore quand je la joue. Le trombone, et d’ailleurs tous les instruments à vent, impliquent un puissant rapport au corps : par le souffle, tu ressens profondément dans ton corps ce que tu joues. Lorsque le rythme m’emporte, j’aime bouger ; j’ai appris à ce que mes mouvements ne parasitent pas la musique pour qu’elle sorte de l’instrument avant tout, et pouvoir faire corps avec les sons. 

Propos recueillis par Isabelle Françaix, le 23 mai 2013 à Liège.

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